les colporteurs bibliques et les libraires
«Le peuple des Albigeois et des Vaudois qui brava le martyre pour l'amour de la Bible, dit M. Petavel dans La Bible en France, ne devait pas périr entièrement. Le sang qu'ils répandent appelle et prépare la réaction
victorieuse du seizième siècle, et ceux d'entre eux qui survivent se réfugient dans les hautes Alpes de la France et du Piémont, qui deviennent le boulevard de la liberté religieuse.
Descendaient-ils de leurs vallées dans la plaine, ils distribuaient la Bible sous le manteau ; les poursuivait-on à main armée dans leurs retraites, ils emportaient leurs précieux manuscrits dans
des cavernes connues d'eux seuls . La mission de ces peuples fut de donner asile à la Bible jusqu'au jour où elle descendrait de ces remparts neigeux pour conquérir le monde».
«Dès le 5 février 1526, écrit M. Matthieu Lelièvre , un arrêté du Parlement de Paris, publié à son de trompe par les
carrefours, interdisait la possession ou la vente du Nouveau Testament traduit en français. Dès lors la Bible ne put s'imprimer qu'à l'étranger et ne pénétra en France que comme un article de
contrebande. Ceux qui l'y introduisaient risquaient leur tête, mais cette considération ne les arrêta jamais. «Par leur entremise, dit un historien catholique, Florimond de Roemond, en peu de
temps la France fut peuplée de Nouveaux Testaments à la française». Ces colporteurs, ou porte-balles, furent la vaillante avant-garde de l'armée évangélique, exposée aux premiers coups et décimée par le feu».
«À côté des prédicateurs, écrit M. Lenient, s'organisa l'invincible armée du colportage. Missionnaire d'un nouveau genre, le colporteur descend le cours du Rhin, en
traversant Bâle, Strasbourg. Mayence... Du côté de la France, il s'arrête d'abord à Lyon, première étape de la Réforme ; de là il rayonne sur le Charolais, la Bourgogne, la Champagne, et
jusqu'aux portes de Paris. Par la longue vallée où fument encore les cendres de Cabrières et de Mérindol, il s'enfonce au coeur du midi, dans les gorges des Cévennes, dans les murs de Nimes et de
Montpellier. Infatigable à la marche, cheminant la balle au dos ou trottant sur les pas de son mulet, il s'introduit dans les châteaux, les hôtelleries et les chaumières, apôtre et marchand tout
à la fois, vendant et expliquant la Parole de Dieu, séduisant les ignorants comme les habiles par l'appât des gravures et des livres défendus. Cette propagande clandestine eut un effet immense.
Ce fut par elle surtout que la satire protestante s'insinua dans les masses et ruina l'antique respect que l'on portait à l'Église romaine» .
À peine le Nouveau Testament de Lefèvre d'Étaples, le premier Nouveau Testament traduit en français, est-il imprimé (1523), que les porte-balles font leur
apparition. Parmi eux, les Vaudois furent au premier rang, mais ils eurent beaucoup d'imitateurs parmi les réfugiés de Genève, de Lausanne et de Neuchâtel.
Même des grands seigneurs et des hommes de culture se firent colporteurs pour répandre la Bible. «Ils ne pensaient pas déroger, dit M. Matthieu Lelièvre, en
chargeant la balle sur leurs épaules. S'il y avait des cordonniers parmi eux, il y avait aussi des gentilshommes. La foi et le zèle égalisaient les conditions sociales». «Étudiants et
gentilshommes, dit Calvin, se travestissent en colporteurs, et, sous l'ombre de vendre leurs marchandises, ils vont offrir à tous fidèles les armes pour le saint combat de la foi. Ils parcourent
le royaume, vendant et expliquant les Évangiles».
Les colporteurs formaient des associations nommées «les amateurs de la très sainte Évangile». On les trouve en France et hors de France. En 1526, l'évêque de
Lausanne faisait rapport au duc de Savoie que «dans le pays de Vaud, bourgeois et manants déclarent tenir pour la Bible de Luther, malgré les menaces de brûler comme faux frères et traîtres
hérétiques les Évangélistes prétendus».
En 1528, l'évêque de Chambéry écrivait au pape : «Votre Sainteté saura que cette détestable hérésie nous arrive de tous côtés par le moyen des porte-livres. Notre
diocèse en aurait été, entièrement perverti si le duc n'eût pas fait décapiter douze seigneurs qui semaient ces Évangiles. Malgré cela, il ne manque pas de babillards qui lisent ces livres et ne
veulent les céder à aucun prix d'argent».
S'il y eut des seigneurs pour faire du colportage biblique, il y eut une princesse pour employer des colporteurs : nous avons nommé Marguerite de Navarre. «Ayant
fui, dit Merle d'Aubigné, loin des palais et des cités où soufflait l'esprit persécuteur de Rome et du Parlement, elle s'appliquait surtout à donner un élan nouveau au mouvement évangélique dans
ces contrées du Midi. Son activité était inépuisable. Elle envoyait des colporteurs qui s'insinuaient dans les maisons, et, sous prétexte de vendre des bijoux aux damoiselles, leur présentaient
des Nouveaux Testaments imprimés en beaux caractères, réglés en rouge, reliés en vélin et dorés sur tranches. «La seule vue de ces livres, dit un historien, inspirait le désir de les
lire».
Laissons Crespin, résumé par M. Matthieu Lelièvre, nous parler. De ces pionniers de l'oeuvre biblique : «Leurs livres ne formaient souvent qu'une partie de leur
pacotille, et, comme le pasteur vaudois dont Guillaume de Félice a mis en vers la touchante histoire, ils commençaient à offrir à leurs clients de belles étoffes et des bijoux d'or, avant de leur
présenter la «perle de grand prix». Il faut se souvenir qu'au seizième siècle, comme au moyen âge, le commerce de détail, en dehors des villes, se faisait à peu près exclusivement par le moyen de
colporteurs ambulants, qui débitaient toutes sortes de marchandises, y compris les livres. Les autorités ne songeaient donc pas à gêner ces modestes commerçants et durent être assez lentes à
découvrir que l'hérésie se dissimulait parfois entre les pièces d'étoffe.
«Le colportage des Livres saints ne se faisait pas seulement sous forme indirecte. Il y eut des colporteurs bibliques, analogues aux nôtres, pour qui la grande
affaire c'était l'évangélisation. Réfugiés à Genève, à Lausanne et à Neuchâtel, pour fuir la persécution qui faisait rage en France, ils étaient troublés en pensant que, de l'autre côté du Jura,
les moissons blanchissantes réclamaient des ouvriers. Alors ils partaient, emportant avec eux un ballot de livres, qu'ils dissimulaient de leur mieux, souvent dans une barrique, que les passants
supposaient contenir du vin ou du cidre. Ce fut de cette manière que Denis Le Vair, qui avait évangélisé les îles de la Manche, essaya de faire pénétrer en Normandie une charge de livres
de l'Écriture. Comme il faisait marché avec un charretier pour le transport de son tonneau, deux officiers de police, flairant une marchandise suspecte, lui demandèrent si ce n'étaient point par
hasard des «livres d'hérésie» qu'il transportait ainsi. — Non, répondit Le Vair, ce sont des livres de la Sainte Écriture, contenant toute «vérité». Il ne cacha pas qu'ils lui appartenaient et
l'usage qu'il voulait en faire. Traîné de prison en prison, il fut finalement condamné, par le parlement de Rouen, à être brûlé vif, et il souffrit le martyre avec une admirable
constance.
«Comme beaucoup des premiers missionnaires de la Réforme française, Philibert Hamelin avait été prêtre. Converti à l'Évangile à Saintes, il fut jeté en
prison en 1546, mais il réussit à s'enfuir à Genève. Il y établit une imprimerie, d'où sortirent plusieurs ouvrages religieux. Mais cet imprimeur avait une âme d'apôtre. Il se reprochait d'avoir
déserté son devoir en quittant son pays, et, non content d'y envoyer des colporteurs chargés de répandre la Bible et des livres de controverse, il prit lui-même la balle sur son dos et s'en alla
de lieu en lieu répandre la bonne semence. Pourchassé par les autorités qui confisquaient ses livres, il rentrait à Genève pour s'y approvisionner et repartait pour la France. Bernard Palissy,
qui fut son ami, nous le montre «s'en allant, un simple bâton à la main, tout seul, sans aucune crainte, et s'efforçant, partout où il passait, d'inciter les hommes à avoir des
ministres...».